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Réhabilitons Samuel HUNTINGTON !

BASTIÉ (Eugénie), « Immigration, Islam, multiculturalisme : relire les prédictions de Samuel Huntington », in Le Figaro, 13 décembre 2023.

Article mis en ligne le 16 décembre 2023

par Nghia NGUYEN

Professeur de sciences politiques à l’Université Harvard de Cambridge (Massachusetts), membre du National Security Council durant la présidence de Jimmy CARTER (1977-1981), Samuel P. HUNTINGTON (1927-2008) est mondialement connu pour l’essai qu’il publie en 1996 : Le choc des civilisations (1). Développement d’un article universitaire qui a rencontré un grand succès, Le choc des civilisations donne, au lendemain de la Guerre froide, un modèle d’interprétation du nouvel ordre mondal. Celui-ci ne serait désormais plus lisible selon un affrontement entre blocs idéologiques mais selon un affrontement entre civilisations et cultures (2). Essai remarqué, la thèse du « choc des civilisations » est cependant vivement critiquée en Europe et en France où elle est perçue comme une vision américaine manichéenne, simpliste et dangereuse des relations internationales.

On lui oppose régulièrement une autre thèse, elle aussi formulée dès l’époque par un autre professeur en sciences politiques : Francis FUKUYAMA (1952-). Également mal compris et soumis à de nombreux contresens, La fin de l’Histoire et le dernier homme de FUKUYAMA, publié en 1992 (3), propose aussi un modèle d’interprétation du monde en cette fin de Guerre froide. Ce modèle s’oppose cependant à celui de HUNTINGTON en ce qu’il défend l’idée d’un « sens de l’Histoire ». La fin de l’affrontement idéologique Est-Ouest verrait ainsi le triomphe de la démocratie libérale qui s’affirmerait comme la seule forme politique capable d’universalité et d’adaptation quelles que soient les cultures. C’est donc dans un sens hégélien et non au sens littéral qu’il faut comprendre le titre de l’ouvrage.

En affirmant que c’est désormais autour du modèle de la démocratie libérale que s’organise le monde post-Guerre froide, FUKUYAMA affirme également que le nouvel ordre économique qui l’accompagne (la mondialisation libérale) prend la place des idéologies. Mieux reçues que la thèse de HUNTINGTON, et bien plus que celle-ci, les idées de FUKUYAMA vont irriguer le courant neo-con étatsunien et lui donner un solide point d’appui intellectuel. C’est avec ce courant politique que la démocratie libérale s’érige en une véritable idéologie conquérante devant être imposée par la guerre s’il le fallait.

Près d’une trentaine d’années après la parution des deux livres qu’en est-il de la situation et de l’évolution du monde ? Eugénie BASTIÉ remet au centre du débat l’ouvrage de Samuel HUNTINGTON montrant en quoi son analyse des conflits contemporains est prophétique. Non seulement l’essai n’a aucunement perdu de son actualité mais il reste étayé à commencer par les attentats du 11 septembre 2001. Selon la journaliste du Figaro, la thèse de HUNTINGTON continue, depuis, d’être validée aussi bien à l’échelle des faits divers français qu’à l’échelle du conflit russo-ukrainien. Les faits ont semble-t-il donné raison au professeur de Harvard et il est vrai, par ailleurs, que Francis FUKUYAMA a reconnu l’échec de sa vision par trop modélisatrice de la démocratie (4).

Surtout, ce qui se dessine en ce premier tiers du XXIe siècle est davantage le retour sur la scène internationale d’États puissances rejettant l’ordre international et la sécurité collective construits par les Etats-Unis depuis 1945 (5). D’une manière générale, c’est même à une désoccidentalisation politique et économique du monde à laquelle nous assistons désormais. Un Occident dont les valeurs fondamentales sont aujourd’hui rejetées - au nom de l’Histoire et de la religion (Islam) - de la Russie à la Chine et de l’Afrique au Moyen-Orient.

Bref, réhabilitons Samuel HUNTINGTON !

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  1. Cf. HUNTINGTON (Samuel), Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2021, 544 p.
  2. Cf. Lire aussi HUNTINGTON (Samuel), Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2018, 400 p.
  3. Cf. FUKUYAMA (Francis), La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 2018, 656 p.
  4. Cf. HAZONY (Yoram), Les vertus du nationalisme, Éditions Godefroy, 2020, 320 p. Dans ce livre, le philosophe israélien montre que c’est dans la nature des idéologies universalistes de rechercher l’expansion (donc la guerre), et non dans la Nation qui reste l’identité humaine la plus équilibrée entre la tribu et l’empire. Prenant l’exemple du Nazisme, HAZONY montre en quoi il est faussement nationaliste car c’est en dévoyant le nationalisme allemand en impérialisme (Lebensraum) qu’il déclenche la guerre. Paradoxalement, la démocratie libérale s’affirme tel un universalisme qui n’empêche pas la guerre, ce que semble prouver les interventions militaires occidentales dans le monde, notamment celles des Etats-Unis.
  5. Cf. de VILLIERS (Pierre), Servir, Fayard, 2017, 256 p.

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IMMIGRATION, ISLAM, MULTICULTURALISME : RELIRE LES PREDICTIONS DE SAMUEL HUNTINGTON

 

De la guerre en Ukraine au conflit israélo-palestinien, chaque jour, l’actualité donne raison au théoricien du choc des civilisations. Son ouvrage prophétique, écrit en 1996, éclaire magistralement l’année 2023.

Quel est le point commun entre le conflit israélo-palestinien, un tableau de nus qui choque des élèves musulmans, la guerre en Ukraine, l’échec de l’accord entre l’Union européenne et le MERCOSUR, le rapprochement entre la Turquie et la Grèce et l’hégémonie totale des pays asiatiques dans le classement PISA ? Tous ces événements peuvent trouver une explication dans la grille de lecture du Choc des civilisations. Chaque jour, l’actualité donne raison à la thèse avancée par Samuel Huntington en 1996. Celle-ci a été tellement galvaudée, déformée, caricaturée, qu’il est urgent de relire ce livre majeur, prophétique et prodigieusement intelligent, utilement republié en poche chez Odile Jacob. Car dans ce premier quart du XXIe siècle le paradigme du choc des civilisations a balayé celui de la mondialisation heureuse.

Que nous dit au fond Samuel Huntington ? Que le facteur culturel est le facteur décisif de la politique globale. Que la mondialisation des échanges, loin d’effacer les différences entre les civilisations, les a exacerbées. Que la question « dans quel camp êtes-vous ? », qui était celle du XXe siècle et de la guerre froide, a été remplacée par une interrogation bien plus fondamentale : « Qui êtes-vous ? » Ce glissement est nettement visible dans le cas du conflit israélo-palestinien où l’empathie n’est plus dictée par des choix rationnels ou idéologiques mais par des appartenances religieuses et identitaires.

Prenons trois prédictions d’Huntington qui ont été amplement vérifiées par les faits. La guerre en Ukraine d’abord. À première vue - et c’est d’ailleurs ce qu’ont dit nombre d’observateurs au début du conflit -, cette guerre ne vérifie pas la thèse du choc des civilisations puisqu’il s’agit d’une guerre entre voisins ou entre valeurs, l’Ukraine représentant la démocratie contre la Russie représentant l’autoritarisme. Mais, dans son livre, Huntington note que la « frontière civilisationnelle entre l’Occident et l’orthodoxie passe en plein cœur de l’Ukraine et ce, depuis des siècles ». Le conflit n’est pas un conflit manichéen et simpliste entre « le monde libre » et un tyran, mais entre une Ukraine pro-Occident et une Russie qui « n’a presque pas été exposée aux phénomènes historiques qui ont défini la civilisation occidentale : le catholicisme romain, la féodalité, la Renaissance, la réforme, l’expansion maritime et le colonialisme, les Lumières et l’émergence de l’État-nation ». Entre un Ouest tourné vers l’Occident et un Est russophone, Huntington prévoyait trois scénarios : une Ukraine unie pro-européenne, la division en deux avec un Est annexé à la Russie, une Ukraine unie tournée vers la Russie. On sait désormais que l’on s’achemine plus ou moins vers le deuxième scénario, le plus proche du paradigme du choc des civilisations.

Deuxième prédiction : l’Islam. Avant même les attaques du 11 Septembre, Huntington prévoyait la résurgence du conflit millénaire entre l’Islam et l’Occident. « Certains Occidentaux, comme le président Bill Clinton, soutiennent que l’Occident n’a pas de problèmes avec l’Islam, mais seulement avec les extrémistes islamistes violents. Quatorze cents ans d’histoire démontrent le contraire », écrit Huntington, ajoutant : « Au XXe siècle, le conflit entre la démocratie libérale et le marxisme-léninisme n’est qu’un phénomène historique superficiel en comparaison des relations sans cesse tendues entre l’Islam et le Christianisme. » Il prédisait que celles-ci allaient s’accentuer au XXIe siècle, du fait du désir de revanche postcolonial des pays musulmans et des prétentions universalistes arrogantes de l’Occident.

Troisième prédiction : l’immigration. « La démographie dicte le destin de l’histoire, les mouvements de population en sont le moteur, écrit Huntington. La question n’est pas de savoir si l’Europe sera islamisée ou l’Amérique hispanisée. La question est de savoir si l’Europe et l’Amérique deviendront des sociétés déchirées entre deux communautés distinctes et en grande partie opposées, appartenant à deux civilisations. (...) Une immigration importante ne peut que produire des pays divisés entre chrétiens et musulmans. » À la fin des années 1990, note Huntington, les dirigeants occidentaux sont conscients de la montée en puissance de la question migratoire et tentent d’y répondre (il cite notamment Jacques Chirac sur « le bruit et l’odeur » et les législatives françaises de 1993). À noter qu’il pèche par optimisme, puisqu’il pense que, « au total, au milieu des années 1990, les pays d’Europe occidentale s’acheminaient inexorablement vers une réduction considérable, voire vers une élimination totale de l’immigration de source non européenne ». Réaliste froid et rationnel, il avait sans doute sous-estimé le pouvoir d’intimidation idéologique de la gauche morale qui a pendant vingt ans diabolisé toute velléité de juguler les flux migratoires, au point que nous sommes aujourd’hui dans une situation bien pire que celle ébauchée dans les années 1990.

On se doute de ce qu’aurait pensé Samuel Huntington, qui a enseigné cinquante-huit ans à Harvard et est mort en 2008, du wokisme délirant sur les facs américaines. Il avait conscience des fragilités de l’Amérique à l’ère identitaire. « Dans une époque où tous les peuples se définissent eux-mêmes par leur appartenance culturelle, quelle place peut occuper une société dépourvue de fonds culturel commun et se définissant uniquement par des principes politiques ? », s’interrogeait-il. La désunion est le destin des sociétés multiculturelles, c’est pourquoi il enjoignait aux États-Unis en particulier, et à l’Occident en général, d’abandonner le multiculturalisme pour assumer la foi dans l’identité culturelle occidentale fondée sur le christianisme, la séparation du spirituel et du temporel et la force de la loi. On fait souvent à tort de Samuel Huntington l’instigateur des théories néoconservatrices et de la guerre contre le terrorisme. Pourtant, l’auteur, qui s’était opposé à la guerre en Irak critique au contraire le messianisme culturel américain. Il fustige sévèrement les prétentions universalistes de l’Occident : « La croyance occidentale dans la vocation universelle de sa culture a trois défauts majeurs : elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. »

Huntington s’est toujours défini comme un conservateur plutôt que comme un néoconservateur. Conservateur, c’est-à-dire adepte d’une anthropologie réaliste et tragique. Le conflit est inhérent à toute société humaine. L’utopie d’une humanité réconciliée et pacifiée est mensongère et dangereuse. L’abstraction humaniste d’un individu déraciné et interchangeable est fausse. Les besoins de l’homme ne sont pas que matériels mais aussi spirituels : « Ni Adam Smith ni Thomas Jefferson ne satisferont les besoins psychologiques, affectifs, moraux et sociaux des immigrants qui s’amassent dans les villes. » La diversité est bonne au niveau mondial, mortifère au niveau national. L’universalisme est un danger à l’extérieur, le multiculturalisme une menace à l’intérieur. Pour éviter que le choc des civilisations ne transforme le monde en guerre civile généralisée sans vainqueurs ni vaincus, il faut d’urgence prendre au sérieux ses avertissements.

Par Eugénie Bastié

 

 

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