de LARMINAT (Astrid), « Transhumanisme : les écrivains lancent l’alerte », in Le Figaro, 19 octobre 2017.
Dans le sillage de Frankenstein, les gourous de la Silicon Valley rêvent de fabriquer un homme génétiquement modifié. Le romancier Mathieu Terence s’est notamment plongé dans leur monde fascinant et inquiétant. La science-fiction imagine un monde où cohabiteront hommes et robots à forme humaine. Mais il y a un autre sujet brûlant : les recherches menées actuellement pour « améliorer » l’homme par la génétique et la technologie. Les livres sur ce projet transhumaniste fleurissent en librairie. Citons par exemple le très bon Heureux les mortels (Corlevour) de Franck Damour, qui se présente comme une lettre ouverte aux fondateurs de Google. Ainsi que Cerveau augmenté, homme diminué (La Découverte) de Miguel Benasayag. Des romanciers s’emparent aussi du sujet avec des intrigues réalistes et contemporaines, notamment Mathieu Terence, Pierre Ducrozet avec L’Invention des corps et François-Régis de Guenyveau avec Un dissident (Albin Michel).
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Le Figaro - Selon vous, le projet transhumaniste d’améliorer les performances de l’homme par la génétique et l’informatique est sous-tendu par une idéologie. Laquelle ?
Mathieu TERENCE - Toute utopie, et le transhumanisme en est une, promeut un « homme nouveau », mais elle le fait toujours à partir des valeurs qui percent au moment où elle annonce son apocalypse. Le transhumain est un IGM, un Individu Génétiquement Modifié qui incarne l’idéal de notre monde globalisé : il est continuellement jeune, performant, fonctionnel. Il est le fruit d’un fantasme de croissance infinie. Il est le self-made-man absolu, puisqu’il se réplique lui-même en une chimère toujours plus rentable pour le monde qui l’engendre.
Il faut être, plus que jamais, clair sur les termes employés. Le transhumanisme est une idéologie née au début des années 1980 en Californie, dans le sillage d’un New Age ayant renoncé à ses aspirations cosmico-mystiques de contre-culture pour les remplacer par un scientisme ultralibéral, dont les Mark Zuckerberg, Elon Musk… sont les argentiers et les figures de proue contemporains. Il ne fait pas de doute que l’espèce humaine va évoluer. Je me suis même permis dans plusieurs livres d’appeler Technosmose le moment de mutation anthropologique que nous vivons et qui voit entrer en synergie le biologique et le technologique. Simplement cette « évolution » n’a pas à être décidée, planifiée, déterminée par les lois du marché et l’esprit managérial des gourous geek de la Silicon Valley. La question de l’évolution de l’espèce humaine se situe par-delà le bien et le mal. Je n’ai pas d’opinion sur ce que nous pouvons devenir. Je l’envisage juste sur un autre plan que celui de l’idéal « augmenté », hygiénique et cosmétique, qu’on veut nous faire adopter.
La « vraie vie » est une vie choisie, pas induite par le codage ADN opéré par un monde qui a une idée totalitaire du sous-homme que représente à ses yeux l’homme non modifié. La « vraie vie » est l’occasion de l’« expérience intérieure » dont parle Bataille, expérience du sensible et du spirituel pensée dans un même élan vital par le sujet conscient. Elle n’a aucun rapport avec le formatage technique, aussi sophistiqué soit-il, que le transhumanisme prône. Si « la vraie vie est ailleurs », elle est à inventer par chacun de nous, elle ne se situe pas dans les contrées que cet eugénisme scientiste nous annonce comme inévitables pour mieux nous conditionner à les rejoindre aveuglément, comme des mutants de Panurge.
Le rêve d’une personne qui crée la vie au lieu de la procréer est vieux comme le monde. Les Titans sont des hommes aux pouvoirs divins, et Prométhée le voleur de feu est le plus emblématique d’entre eux. Mais Icare est aussi une bonne métaphore des dangers qu’il y a à se mesurer aux forces de la création. Un certain Charles-Augustin Vandermonde publie en 1756 son essai Sur la manière de perfectionner l’espèce humaine et Condorcet s’interroge sur l’amélioration de l’humain. D’une autre manière, Pinocchio et Frankenstein sont des fables pressentant les androïdes réplicants de Blade Runner de Philip K. Dick. Julian Huxley, le frère d’Aldous, l’auteur du Meilleur des mondes justement, est le premier à avoir employé le terme transhumanisme. La question de l’immortalité, produit d’appel de la doctrine transhumaniste, ne date pas d’hier. La question que nous devrions poser est de savoir quelle vie nous voulons rendre éternelle.
L’eugénisme est constitutif du transhumanisme. Les artistes, les génies, Baudelaire, Mozart, Maupassant, Einstein, ne verraient pas le jour dans le meilleur des mondes transhumain. Les bilans génétiques prénataux auraient recalé ces futurs alcooliques, syphilitiques, schizophrènes, ou simplement petits hommes myopes à gros nez. Le transhumanisme rêve de perfection. Le génie, la beauté, la poésie, le plaisir, la joie, la liberté ne sont pas une question de perfection. Il se pourrait même qu’ils en soient le contraire. Tout comme la symétrie ne signifie pas l’harmonie, le factuel n’est pas la vérité et un Polaroid du ciel n’est, par exemple, pas égal à Ordres de la nuit, le tableau d’Anselm Kiefer. J’attends le transhumanisme qui générera un être plus paresseux, plus rêveur, plus « ingérable », que nous ne pouvons l’être déjà. Celui-là aura ma sympathie.
Je ne crois pas une seconde, malgré son zèle et ses moyens colossaux, aux chances du transhumanisme de voir son rêve devenir réalité. Ce à quoi je m’oppose, c’est en effet à l’imprégnation de l’idée que l’être humain est insuffisant, incomplet, raté. Qu’il doit s’« augmenter » pour au fond, bientôt, se sentir normal. Ne faudrait-il pas, avant de vouloir le changer, donner à chaque être humain la possibilité de vivre l’infini des sensations, des réflexions, des inventions qui sont dans les cordes merveilleuses, musicales, de son corps radieux ?
Astrid de Larminat