BASTIÉ (Eugénie), « Faut-il en finir avec la philosophie au bac ? », in Le Figaro, 15 juin 2014.
Le bac s’ouvre lundi avec l’épreuve de philosophie. Mais est-il encore utile d’enseigner cette matière à des jeunes dont le souci premier reste l’emploi ? François-Xavier Bellamy défend son enseignement sur FigaroVox. François-Xavier Bellamy est maire adjoint de Versailles (sans étiquette). Ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, il enseigne en classe préparatoire. Il a créé en 2013 Les Soirées de la Philo, des rencontres de philosophie accessibles à tous.
FigaroVox - Le bac s’ouvre lundi avec l’épreuve de philosophie. En 2014, dans un monde où les valeurs d’efficacité, de productivité, de rapidité sont seules valorisées, est-ce encore utile d’enseigner la philosophie aux élèves de lycée ?
François-Xavier Bellamy - Sans doute est-ce plus utile que jamais, précisément dans la mesure où la philosophie ne répond à aucune recherche d’efficacité : elle suspend la préoccupation exclusive de la rentabilité, de la performance, de l’hyperactivité qui obsède notre époque. Il est bon que nous préservions un espace de gratuité, où les jeunes puissent prendre le temps de se poser les questions essentielles de leur vie. La philosophie arrête l’action pour lui redonner un sens ; en ce sens, elle est indispensable précisément dans la mesure où elle ne sert à rien.
Une société s’honore à offrir aux jeunes générations un temps et un espace pour prendre du recul et se dégager de ces contraintes. L’expérience de la philosophie augmente notre liberté ; c’est là le plus grand service qu’elle puisse rendre. Et cette expérience nous concerne tous : au fond, tout le monde est directement intéressé par la philosophie - c’est d’ailleurs une immense chance de pouvoir l’enseigner. Qui ne rencontre pas, à un moment de sa vie, ces questions décisives : qu’est-ce que le bonheur ? La vie a-t-elle un sens ? Existe-il une justice ? L’intérêt d’enseigner la philosophie, c’est d’éviter que ces questions ne meurent, noyées dans le flux ininterrompu des préoccupations du quotidien, et que nous ne finissions par vivre artificiellement, passivement, à la surface de nos propres vies. La philosophie arrête l’action pour lui redonner un sens ; en ce sens, elle est indispensable précisément dans la mesure où elle ne sert à rien.
Extérieurement, il ne semble pas que la philosophie soit menacée. Tout le monde aujourd’hui veut faire de la philosophie : elle correspond à un besoin profond, la soif de retrouver le sens de notre expérience personnelle et collective. La philosophie est sans doute davantage menacée « de l’intérieur », par l’incapacité grandissante que nous avons à prendre le temps de recevoir ce que les philosophes peuvent nous transmettre. Privés de cette capacité d’écoute, nous laissons sombrer la promesse de la philosophie dans le bavardage de l’opinion commune. Voilà le vrai danger : la déconstruction systématique de la transmission, qui constitue le dogme absolu de la postmodernité, nous a retiré l’humilité nécessaire à toute recherche authentique de la vérité. Il ne faut donc pas craindre que la philosophie ne s’abaisse : partout où elle est authentiquement vécue, c’est elle qui élève l’homme.
Mais cela ne constitue pas un problème, au contraire ! La philosophie est par nature démocratique : les interrogations qu’elle porte appartiennent à tous les hommes. En ce sens, elle est un signe très fort de l’universalité de la condition humaine : elle a d’ailleurs constitué l’une des premières disciplines de l’histoire qui ait rassemblé des personnes de toutes conditions, faisant ainsi peu à peu progresser la conscience de la dignité de tout être humain. Pensez à l’école stoïcienne, dont les deux grandes figures, Épictète et Marc-Aurèle, sont un esclave affranchi et un empereur de Rome ! Il ne faut donc pas craindre que la philosophie ne s’abaisse : partout où elle est authentiquement vécue, c’est elle qui élève l’homme. C’est au contraire lorsque le dialogue rationnel devient impossible, comme nous l’observons aujourd’hui dans bien des débats d’actualité, qu’il faut se demander si nous sommes à la hauteur de notre propre humanité.
Propos recueillis par Eugénie Bastié