CHICHIZOLA (Jean), "Guerre des bandes : « l’arrivée massive du trafic de stupéfiants a aggravé les choses », in Le Figaro, 7 février 2021.
Sociologue et enseignant-chercheur, Thomas SAUVADET (1) a montré une rupture entre le phénomène des bandes classiques et celui qui, durant ces cinquante dernières années, s’est désormais identifié au narco-trafic de masse. Il en a dégagé la notion de "capital guerrier" qui met en évidence une culture de l’identité, du territoire et de la guerre.
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Le Figaro - Comment le phénomène des bandes a-t-il évolué dans les dernières décennies ?
Thomas SAUVADET - Ce phénomène est ancien, remontant au Moyen-Âge, en passant par les « Apaches » du début du XXe siècle ou les « blousons noirs » des années 1960. Mais il a évolué depuis les années 1980. Avec tout d’abord un retrait des adultes, qui « tenaient » les quartiers populaires dans les années 1950 à 1970, et la montée en puissance des bandes. Ce basculement générationnel, cette inversion du rapport de force sont essentiels. Dans le même temps, la jeunesse dure plus longtemps. Des individus qui, dans le passé, quittaient une bande à 20 ans y sont aujourd’hui toujours à 30 ans. On a donc des bandes d’adolescents et des bandes de jeunes adultes, avec les secondes qui transmettent des savoir-être et des savoir-faire aux premières. L’arrivée massive du trafic de stupéfiants et la diffusion des armes à feu ont aggravé les choses avec des alliances entre jeunes adultes et adolescents dans des réseaux de trafic. Avec ce que j’appelle un « capital guerrier » beaucoup plus important que les bandes de blousons noirs. Un capital guerrier, c’est-à-dire un ensemble de compétences psychologiques, sociales, physiques ou techniques, des compétences mobilisables en cas d’affrontement ou d’intimidation physiques et qui offrent divers avantages et privilèges à la fois symboliques et matériels dans des milieux sociaux où la protection policière et judiciaire s’avère inexistante ou défaillante. C’est notamment la capacité de mobilisation d’un réseau (bandes, fratries familles, « associés ») qui détermine le capital guerrier, par exemple pour exercer des représailles si un voisin porte plainte, si un jeune ne rembourse pas sa dette…
C’est d’abord un phénomène minoritaire, rassemblant environ 10% des jeunes de sexe masculin dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Les bandes regroupent des jeunes en difficulté et satisfont une recherche de puissance, d’opposition, de conflit. Les adolescents sont davantage dans la délinquance d’expression, liée à la réputation, à des enjeux narcissiques. D’où des actes « visibles » comme les rixes interquartiers, les émeutes, etc. Les jeunes adultes pratiquent surtout une délinquance d’acquisition comme le deal et le recel, qui nécessitent une certaine discrétion. C’est un point essentiel : on parle beaucoup du rajeunissement de la violence, mais en fait il y a surtout un vieillissement de la violence avec des adolescents qui vieillissent dans les bandes, passent d’une délinquance d’expression à une délinquance d’acquisition et influencent à leur tour les plus jeunes.
Oui bien sûr. D’abord qui dit bande, dit territoire. Elles regroupent les jeunes les plus en difficulté avec un raisonnement simple : on n’a rien mais on peut s’approprier un territoire, une rue, un quartier, une dalle, un fast-food, un collège, une gare RER… Ensemble, on peut devenir des sortes de propriétaires de ces espaces qui n’appartiennent à personne. Mais où l’on trouve la police, d’où des affrontements réguliers, des habitants qui protestent ou des jeunes rivaux qu’il faut punir ou repousser. Unissant les jeunes les plus en difficulté, les bandes ont par ailleurs toujours recruté logiquement dans les milieux issus des immigrations les plus récentes et les plus pauvres, souvent des « primo-arrivants ». Au début du XXe siècle, les Apaches attiraient des provinciaux de l’exode rural, puis ce furent des Européens des pays méditerranéens, ensuite des Maghrébins et aujourd’hui majoritairement des jeunes d’Afrique subsaharienne. Cette homogénéité structure leurs activités délinquantes, par exemple dans le choix de leurs cibles.
Oui, car ils contrôlent des espaces stratégiques : un bus, une cour de récré, un hall d’immeuble… Quand on a 15 ans et qu’on passe tous les jours par là, mieux vaut être leur ami que leur ennemi. Elles exercent aussi une influence grâce à une montée en puissance de la « culture des bandes » passée de l’artisanat à l’industrie. Elle est très présente dans le secteur culturel à travers des jeux vidéo, des films, des séries et surtout l’univers « gangstarap », venu des ghettos des États-Unis, et ses clips vidéo. Toute cette production culturelle met en scène le mode de vie des bandes, leurs pratiques, leur délinquance, leur criminalité.
La violence des bandes s’exerce souvent dans l’entre-soi, sans dépôt de plainte, avec des victimes craignant des représailles ou qui privilégient le capital guerrier au recours judiciaire et valident ainsi l’usage de la violence des bandes. Dans l’immense majorité des cas, en outre, l’usage de la violence se limite à de l’intimidation. Les statistiques officielles concernent donc une toute petite partie des faits, ceux qui « débordent », impactent des personnes extérieures aux bandes et aux quartiers où elles imposent leur volonté. Elles ne prennent en compte ni les intimidations ni les passages à l’acte dans l’entre-soi, ce qui est problématique et relativise fortement l’intérêt et la pertinence de ces statistiques.
Par Jean Chichizola
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