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Apprendre à vivre avec l’Islam

VILLIA (Jean), "Pierre Manent : « Apprendre à vivre avec l’Islam », in Le Figaro, 23 octobre 2015.

Article mis en ligne le 9 juin 2018
dernière modification le 13 novembre 2020

par Nghia NGUYEN

Selon Pierre Manent, philosophe libéral et catholique, les problèmes inédits posés par l’implantation de l’Islam en France ne seront pas résolus par plus de « laïcité », mais par la prise en compte de la religion comme fait social, et par la vertu intégratrice de la communauté nationale.

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Le Figaro Magazine - En quoi notre conception de la laïcité et la place du facteur religieux dans la société doivent-elles être reconsidérées du fait de la présence de l’Islam en France ?

Pierre MANENT - Le facteur religieux a toujours eu beaucoup d’importance dans les sociétés humaines. Or, pendant quarante ou cinquante ans, en France, on a eu le sentiment que le facteur religieux chrétien avait disparu de la scène politique et sociale. D’une part, parce que l’Eglise avait changé. Après le concile Vatican II, celle-ci a renoncé non pas au dogme, mais à être une institution qui commande, qui occupe une position d’autorité dans l’espace public et qui attire l’attention des fidèles sur leurs fins dernières, sur leur destination ultime.

D’autre part, la société s’est trouvée engagée dans une voie où les exigences collectives, qu’elles soient religieuses ou civiques, passent au second plan. L’individu avec ses droits est devenu la figure ordonnatrice de la vie commune. Dans ce cadre, la religion tend à se réduire à un aspect de l’identité individuelle. Ainsi a-t-elle perdu son autorité, et le religieux a-t-il été repoussé à la périphérie de l’espace social.

Mais l’arrivée de l’Islam bouleverse la situation. Car, dans l’Islam, la religion est un fait social massif. L‘autorité de la religion n’est pas contestée : être musulman amène des conduites publiques obligatoires, même si elles sont suivies avec plus ou moins de zèle. Dans l’Islam, donc, l’évidence et l’autorité de la règle religieuse sont incontestées, publiques et collectives.

En France, où la religion se cache plutôt dans le secret de la conscience individuelle, l’irruption de l’Islam trouble toutes les composantes de la société, aussi bien celles qui appartiennent à la vieille religion chrétienne que celles, laïques, qui considèrent que la religion n’est plus un fait social, mais une affaire strictement privée.

  • Face à cette irruption de l’Islam, les cercles officiels affirment que la République doit réactiver la laïcité en soumettant les musulmans aux mêmes exigences que celles qui ont été imposées aux catholiques il y a cent ans. Or, d’après vous, cela ne marche pas…

Je trouve étrange qu’on parle de la laïcité comme d’une chose à venir. Car les musulmans, en France, vivent déjà dans un régime laïque. La laïcité, à la racine, signifie que l’institution politique ne donne pas de commandements religieux, tandis que l’institution religieuse ne donne pas de commandements politiques. Or c’est la situation dans laquelle nous sommes depuis longtemps. Cette conception historique de la laïcité, au demeurant, personne ne la conteste. Mais aujourd’hui, quand on parle de laïcité, on entend autre chose. Il est question d’une démarche sociale, politique et morale qui, au lieu de simplement assurer la neutralité religieuse de l’Etat, imposerait la neutralité religieuse de la société.

Ainsi envisagée, la laïcité peut se réduire à l’organisation des apparences : cachez ce foulard que je ne saurais voir. Sauf à mettre en cause la liberté religieuse, cette démarche est de peu d’effet sur l’Islam, qui n’est guère séparable de ses manifestations publiques. Un des problèmes que pose la laïcité telle qu’on la vante aujourd’hui, c’est que tout le monde peut croire y trouver son bien alors qu’en réalité, on en a fait un concept indéterminé entre des significations opposées : on balance entre une laïcité purement cosmétique et une laïcité intolérante et agressive qui arracherait à l’Islam une réforme qu’aucune de ses composantes n’a jusqu’ici choisi spontanément d’élaborer.

En vérité, le problème que nous avons à résoudre n’a guère à voir avec la situation de la France d’il y a cent ans. Si la proposition laïque veut organiser la disparition sociale de la religion, la rendre invisible, et compte que l’Islam se transforme en religion soluble dans la démocratie, ce pari est d’ores et déjà perdu.

  • Pour sortir de l’impasse, vous préconisez de prendre le problème autrement, en tenant compte de l’histoire de France, et de la longue imprégnation chrétienne de la France.

Si nous sommes tous seulement des individus titulaires de droits, la présence de l’Islam ne se traduit que par l’augmentation du nombre d’individus titulaires de droits. C’est au fond la représentation que s’en fait la classe dirigeante. Le problème, c’est que ni les musulmans ni la plupart des autres citoyens de ce pays ne voient la question ainsi. L’Europe n’est pas une plaine immense et vide, ouverte à l’exercice des droits individuels. Qu’il faille respecter les droits individuels n’est pas douteux, mais l’Europe est une association humaine dense et complexe, dont on ne peut ignorer la nature. L’Europe effective, c’est l’Europe dans ses nations et dans ses traditions religieuses qui, pour être affaiblies, n’en sont pas moins actives. Pour l’Islam, il ne s’agit donc pas de s’installer sur la plaine des droits de l’homme mais de s’insérer dans un paysage politique et spirituel substantiel, résistant et différencié.

Mais qu’est-ce qui rassemble les Français, au-delà de leurs appartenances diverses ? Cela reste la nation. La nation, non pas comme abstraction de « valeurs », mais la nation comme ensemble de dispositions, de traditions et d’habitus religieux, moraux, politiques. Les musulmans, qui sont nos concitoyens, appartiennent de droit à la nation. C’est par conséquent dans le cadre national qu’il faut trouver les voies d’une issue.

Ne cherchons donc pas une solution « horizontale » qui, soit ne réclame rien des musulmans, soit leur demande beaucoup plus qu’ils ne peuvent accorder. Acceptons plus franchement leur manière de vivre en tant que musulmans et, en même temps engageons-les et engageons-nous dans une redéfinition de la perspective nationale qui me paraît la plus apte à associer nos différences. Il s’agit d’obtenir des musulmans de France que l’horizon de leur action, la perspective qu’ils ont de leur avenir s’inscrive dans le cadre national, ce qui implique sinon la rupture, du moins une prise d’indépendance extrêmement vigoureuse et visible de leur part vis-à-vis du monde arabo-musulman. Je propose un compromis historique entre les musulmans et le reste du corps civique, un compromis historique qui est très exigeant pour les uns et pour les autres.

  • Mais pouvez-vous donner quelques exemples concrets de ce compromis que vous imaginez ?

Il y a deux points sur lesquels nous devons être intraitables, c’est la polygamie et le voile intégral : nous avons le droit et le devoir de les interdire formellement. Mais, là où je pense que nous pourrions être moins hérissés que nous le sommes, c’est en ce qui concerne les traditions alimentaires. Je trouve incompréhensible qu’on attache autant d’importance aux menus dans les cantines scolaires. Une question plus difficile concerne tout ce qui touche à la différence des sexes, mais il me paraît que nous pourrions être plus accommodants, dans le cadre scolaire, sur les horaires de piscine distincts pour les filles et les garçons.

Je suis partisan d’un Etat plus vigoureux qu’il ne l’est mais, dans la vie quotidienne, j’aime aussi une société où on ne se crée pas inutilement des motifs de conflits. Un certain nombre d’accommodements qui ne bouleverseraient pas la vie des citoyens devraient par conséquent pouvoir être concédés. Mais j’ajoute aussitôt que la démarche qui conduirait ces accommodements ne devrait pas remettre en cause la sociabilité française traditionnelle, et en particulier certains aspects de la présence chrétienne qui font partie de la vie nationale. Il faut notamment écarter l’idée de supprimer de la liste des jours fériés des fêtes catholiques qui sont des fêtes pour la nation tout entière, car cet héritage du long compagnonnage entre la France et l’Eglise ne lèse les droits de personne.

  • Vous êtes pourtant conscient qu’il y a plusieurs tendances au sein de l’Islam, et que les courants les plus fondamentalistes se perçoivent en opposition à notre société, à ses traditions. Pour eux, toute concession sera vécue comme une victoire.

Un compromis est toujours difficile à négocier. Si c’est un seul côté qui fait des concessions, ce n’est plus un compromis, c’est en effet une retraite en désordre. En réalité, sur la pluralité intérieure de l’Islam, sur la force relative de ses diverses composantes, nous savons assez peu de choses. Dans la situation où nous sommes, la République pose peu d’exigences aux musulmans, qui, par là sont peu incités à découvrir leur diversité. S’ils étaient acceptés comme musulmans dans l’espace public, s’il y avait éventuellement tel ou tel parti musulman dans la vie politique, le corps social serait amené à mieux connaître les musulmans, de même que ceux-ci seraient conduits à mieux se connaître.

Car que veulent-ils ? Qu’attendent-ils de notre pays et que comptent-ils y faire ? Ils ont de grandes divergences entre eux, depuis ceux qui sont dans une disposition conquérante jusqu’à ceux qui sont d’ores et déjà des citoyens dont l’affection s’attache principalement à la France. Il serait très important que les conditions politiques permettent à cette diversité d’opinions des musulmans de se formuler. Car, tant qu’on n’a pas à se définir publiquement, on ne sait pas vraiment ce qu’on veut.

  • Parallèlement à ce compromis que vous appelez de vos vœux, vous réclamez une meilleure prise en compte du fait national et du fait chrétien. Mais, outre la conception nouvelle de la laïcité, évoquée plus haut, qui voudrait empêcher toute expression religieuse dans l’espace public, est-ce que les catholiques n’ont pas contribué à leur propre effacement en hésitant à s’affirmer en tant que tels ?

L’Eglise, au fond, s’était installée dans un statut intermédiaire entre l’être et le non-être, comme aurait dit Platon ! La religion catholique pouvait alors apparaître aussi bien comme une survivance saugrenue que comme une compagne familière. L’Eglise, en France, a eu par ailleurs beaucoup de peine, dans la dernière période, à se rapporter au fait national. La majorité des évêques ne s’adressait pas vraiment aux Français, et pas toujours aux catholiques, mais à une humanité abstraite qui n’est ni la nation, ni l’Eglise. Bref, ils parlaient à la cantonade.

Or, pour une institution spirituelle, il est très important de savoir à qui elle s’adresse. Si bien qu’avec l’arrivée de l’Islam, les catholiques ont été surpris, puis inquiets et bientôt en colère, parce qu’ils ont eu le sentiment, eux à qui on avait demandé une extrême docilité à laquelle ils avaient consenti, qu’arrivait brusquement dans l’espace public une religion qui n’avait pas à suivre les mêmes règles, et qui serait bien en peine de les suivre parce qu’elles n’appartiennent pas à son habitus séculaire.

D’où la tentation des catholiques de réagir comme une minorité opprimée. Or je crois que c’est une très mauvaise réaction. D’abord parce qu’il ne faut pas noircir le tableau : les catholiques subissent aujourd’hui des désagréments bien bénins à l’échelle de l’histoire, et les mauvaises manières qui peuvent leur être faites proviennent d’un pouvoir faible et dépourvu d’autorité.

Les catholiques doivent avoir une vue plus large de leur rapport à la France et à l’histoire de France. Ils étaient là au commencement et même avant le commencement, et ils seront peut-être là après la fin. Il leur appartient par conséquent d’être à la fois une partie de la société, une partie qui ne réclame pas de privilèges particuliers, mais en même temps une partie qui, en raison de son caractère propre et du caractère propre de l’histoire de France, se sent responsable pour le tout.

Aujourd’hui, la France ne peut pas se définir seulement par la garantie des droits individuels. Sa destinée s’inscrit dans une relation compliquée avec les différentes masses spirituelles : l’Islam, le peuple juif, le mouvement démocratique occidental, le christianisme dans ses différentes expressions. La France doit trouver son chemin par rapport à ces réalités qui sont à la fois sociales et spirituelles, et qui ne sont pas immédiatement politiques. Dans cet itinéraire, l’Eglise doit jouer un rôle discret, mais essentiel.

Propos recueillis par Jean Sévillia

 


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