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La démiurgie actuelle cherche à défaire notre condition humaine

La représentation qu’une civilisation se fait de l’Être humain est au coeur de l’Esprit de défense. Les deux concepts ne peuvent être dissociés, et la philosophe Chantal DELSOL nous donne de manière lumineuse des clés d’explication.

Chantal DELSOL, « La démiurgie actuelle cherche à défaire notre condition humaine », in Le Figaro, 15 février 2016.

Article mis en ligne le 5 janvier 2017
dernière modification le 10 novembre 2020

par Nghia NGUYEN

Membre de l’Institut, la philosophe publie un passionnant et précieux ouvrage dans lequel elle remonte aux sources du totalitarisme et montre qu’elles irriguent toujours notre société postmoderne.

Le Figaro - Vous soulignez dans votre ouvrage que les illusions totalitaires ne nous ont pas quittés. Pouvez-vous nous expliquer cet enchaînement  ?

Chantal DELSOL - Le totalitarisme communiste et notre modernité tardive ont une matrice commune : l’émancipation comme idéologie. C’est une démiurgie cherchant à défaire la condition humaine et à re-naturer l’humain, aujourd’hui encore. Le totalitarisme traduit la volonté de re-naturation dans la terreur. Nous avons remplacé la terreur (horrible et par ailleurs inefficace) par la dérision. Mais c’est la même finalité qui est à l’œuvre : sortir de la condition humaine en brisant les liens d’appartenance et en effaçant les différences, en récusant le tragique existentiel et la finitude humaine, en laissant croire que tout le passé était mauvais et que nous sommes enfin en train d’entrer dans la véritable histoire. Cette volonté de sortir de la condition humaine est une véritable haine du monde et de soi.

  • D’où vient cette matrice, l’émancipation totale, et comment parvient-elle à s’instaurer ?

Notre culture est la seule, pour des raisons au départ religieuses, qui voit le temps historique comme un vecteur d’amélioration et d’émancipation humaine. Cette émancipation se donne comme une promesse (par exemple dans les paroles de Paul de Tarse) et s’accomplit dans de multiples domaines : citons au Moyen Âge l’avènement précoce des institutions démocratiques ou le développement de la propriété privée. L’esclavage existe dans toutes les civilisations, les femmes sont opprimées dans toutes les civilisations, mais les Occidentaux abolissent l’esclavage et émancipent les femmes, et quand les autres cultures en font autant, c’est en les imitant. Cette émancipation se déploie sous le regard de la Providence, comme dirait Vico : autrement dit, selon une anthropologie qui lui confère des limites (d’où sa lenteur) : on ne peut pas faire n’importe quoi avec la pâte humaine.

Au XVIIIe siècle, la saison révolutionnaire coupe les racines transcendantes de cette culture, mais conserve l’élan culturel émancipateur et l’amplifie. L’émancipation devient immanente, et en même temps impatiente, ce qui est naturel : si tout se passe ici-bas, pourquoi pas tout de suite et parfaitement ? Elle devient en même temps terroriste, ce qui est tout aussi naturel : car la réalité résiste - c’est 1793. Le léninisme est une suite et un déploiement de 1793, comme ses acteurs le disent abondamment. Il s’agit de re-naturer l’humain, en s’imaginant que « tout est possible » (c’est l’essence du totalitarisme, selon Arendt).

Le projet de Saint-Just, le projet de Lénine échouent l’un et l’autre, en dépit de la terreur déployée. Cependant, le projet ne s’arrête pas avec la chute du mur de Berlin. Il se poursuit aujourd’hui, par le moyen de la dérision. On obtient une égalité artificielle non plus en tuant les élites, mais en ridiculisant les grandes œuvres culturelles. On s’attaque aux religions, non plus en emprisonnant les croyants, mais en ridiculisant les dieux. La dérision consiste à ôter la signification - c’est le but du rire ironique. La destruction est alors presque assurée. C’est comme une bombe. Mais c’est une bombe sale. La démiurgie actuelle représente donc l’héritière d’une longue lignée. Elle est la perversion d’une pensée émancipatrice au départ judéo-chrétienne, mais qui a perdu la tête en perdant ses marques et ses limites, et se comporte dès lors comme l’apprenti sorcier. Pourtant, nous ne sommes pas en mesure de nous re-naturer, et c’est bien ce qu’avaient compris les Lumières écossaises et américaines, qui n’avaient sapé ni les racines religieuses, ni en conséquence les racines anthropologiques de la pensée émancipatrice, lui permettant d’avancer sous des auspices raisonnables. Le moment présent montre que c’est le constructivisme français qui a prévalu.

  • Face à l’effacement actuel de la condition humaine que vous dénoncez, où situez-vous l’utopie écologique ?

Une partie de la pensée écologique trouve place dans la démiurgie dont je parle : croire que l’on peut « sauver la planète », n’est-ce pas du prométhéisme exacerbé ? Mais, dans l’ensemble, l’écologie est aujourd’hui une pensée antidémiurgique, récusant le « tout est possible », réclamant une anthropologie, et devenue finalement néo-conservatrice. Elle prend ses sources au XXe siècle chez des auteurs comme Ellul, Illich, Anders, Thibon, qui sont tous, chacun à sa manière, des admirateurs du monde et non des démiurges. J’en appelle à la figure du jardinier, qui améliore ses espèces mais dans le respect d’un ordre naturel qui le précède et le dépasse.

  • Vous écrivez que l’élite participe à l’épuration des mal-pensants. Qui sont et où sont aujourd’hui ces mal-pensants ?

Les mal-pensants sont ceux qui prennent en compte les enracinements de toutes sortes - tout ce qui nous façonne hors notre volonté, la famille, la langue natale, l’identité régionale et nationale, etc. Leur épuration date de la Révolution française. Il est facile de voir qui sont les mal-pensants dans notre histoire : ceux qui défendent les traditions, les liens non choisis, les hiérarchies, la transmission, l’autorité - tout ce qui nous attache et par conséquent nous contraint. Si vous défendez le latin et le grec, vous êtes mal-pensant, parce que vous valorisez des racines culturelles au détriment de l’égalitarisme. Si vous défendez l’identité nationale ou de civilisation, vous êtes mal-pensant parce que vous valorisez des racines particulières au lieu de vouloir tout diluer dans le cosmopolitisme. Vous ne devez mettre en valeur aucune différence, c’est discriminatoire. Il faut donc effacer toutes les caractéristiques et spécificités.

  • Citant Tocqueville, vous avancez que la démocratie est finalement une autre forme d’oppression. Partagez-vous son point de vue ?

Tocqueville avait d’une certaine manière prévu ce qui nous arrive. Certains passages sont impressionnants, par exemple lorsqu’il décrit ce que nous appelons le politiquement correct et l’ostracisme qui s’attaque au déviant « je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort ». Cependant, Tocqueville voit l’origine de la perversion (une forme de dictature douce) dans la démocratie elle-même en tant que régime - l’égalitarisme. Comme on le sait, Tocqueville n’est pas démocrate et ne défend ce régime que courbé sous le destin. Je ne pense pas que c’est la démocratie qui est la source de ces perversions, même si elle leur prête un bras armé. La source est la démiurgie révolutionnaire française de 1793, et tout le courant qui s’ensuit. La démocratie est d’ailleurs plutôt une victime, en l’occurrence. Je ne vois pas ce qui reste de démocratique quand les instances européennes et l’opinion dominante française nous imposent notre manière de vivre, de dire et de penser, toujours dans le sens de l’émancipation démiurgique. Je ne souhaite aucun autre régime qu’une démocratie véritable, où tous les courants peuvent s’exprimer, y compris ceux qui défendent les enracinements - ce n’est pas le cas en ce moment.

  • Chantal DELSOL, Totalitarismes et postmodernité, Éditions du Cerf, 2016, 240 p.

Propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita

 


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