VERMEREN (Pierre), « Face au terrorisme, il faut arrêter la politique de l’autruche », in Le Figaro, 20 août 2017.
Avec des moyens dérisoires, le terrorisme djihadiste parvient à changer nos vies en profondeur. Pour l’historien, il est temps que l’Occident, et en particulier la France, cesse de se flageller pour prendre la mesure d’une menace qui ne cesse de s’étendre. Pays musulmans et occidentaux vivent depuis le 11 septembre 2001 sous l’empire du terrorisme. En dehors des guerres d’Irak et de Syrie, on estime à plus de 190.000 décès et 200.000 blessés les victimes du terrorisme islamique international. Depuis seize ans, six attentats sont commis quotidiennement dans le monde, soit 31.500. Ces chiffres sont énormes (victimes d’attentats, organisateurs, complices, candidats au suicide…), mais pour une guerre planétaire d’aussi longue durée, le chiffre est à relativiser.
Dans les guerres civiles du Liban, d’Algérie, d’Irak, de Syrie, du Yémen, du Soudan, d’Afghanistan, de Yougoslavie, de Tchétchénie, etc., le bilan n’est jamais inférieur à 200.000 morts. Il est même parfois très supérieur : plus de 400.000 morts en Syrie en cinq ans. À cette aune, le terrorisme international est pour ses commanditaires une guerre très rentable en termes de terreur, de notoriété, d’impact médiatique et idéologique, de communication politique…
Face aux attentats, les États arabes et occidentaux investissent des sommes gigantesques : reconfiguration des moyens de transport et de défense, embauche de millions d’agents dans la sécurité (gardiennage, aéroports, transports, police, services de renseignements, armées). Le terrorisme occupe la une des médias après les gros attentats et il change les modes de vie de nos sociétés. Or tout cela est atteint par des moyens financiers et humains réduits, voire dérisoires, pour des commanditaires riches de milliards de pétrodollars, et au vu des millions d’hommes disponibles au coup de feu faute de perspectives meilleures. On déplore que des malades mentaux et autres personnes fragiles (prisonniers, émigrés, déclassés, délinquants, drogués, etc.) fournissent la main-d’œuvre des attaques. Mais qui étaient les SA du nazisme ? Des déclassés, d’anciens combattants, des victimes de guerre et du chômage de masse, des délinquants, des fous. Rien de neuf.
Ce terrorisme fonctionne en outre très bien, puisqu’il atteint ses buts de guerre. Certes, le drapeau d’al-Qaida ou de Daech ne flotte ni sur Londres ni sur Damas, Israël n’a pas disparu et la France ou l’Arabie saoudite ne sont pas à feu et à sang. Mais le cas français depuis les attentats de Merah en mars 2012 illustre la stratégie gagnante des terroristes : radicalisation religieuse et passages à l’acte, islamisation et conversions, banalisation du crime et de l’horreur, frivolité des élites médiatiques et des notables, compassion et culture de l’excuse des sociologues médiatisés, couardise ordinaire des élites politiques, tout y est. Seule une poignée d’intellectuels algériens, souvent exilés car condamnés à mort par leurs islamistes, mus par le souvenir de leur expérience personnelle et nationale des années 1990, met en garde les élites européennes contre la faiblesse, la politique de l’autruche, l’aveuglement, les bons sentiments et finalement l’esprit munichois, dont le seul débouché est la collaboration.
Or depuis les attentats de Madrid (mars 2004), de Londres (juillet 2005) et de Toulouse (2012), la radicalisation ne faiblit pas mais s’intensifie. La France a envoyé le plus gros contingent d’Europe occidentale d’apprentis djihadistes en Syrie ; en trois ans, le nombre des « radicalisés » y a triplé (19.000 personnes). La prison comme incubateur de radicalisation salafiste n’en est qu’un des vecteurs. La « déradicalisation » conduite dans l’improvisation, l’ignorance de l’Islam et de la religion par de présumés experts a vite montré ses limites, voire son inutilité. Mieux vaudrait réfléchir aux régimes d’historicité dévoilés par l’historien François Hartog et aux horizons d’attente de nos terroristes et autres radicalisés, qui se contrefichent des aspirations petites-bourgeoises de la société assurantielle et hygiéniste.
Il n’y a jamais eu autant de femmes voilées en France ou en Angleterre qu’en 2017, et dans ses versions salafistes ou Frères musulmans, le voile a explosé depuis 2015. Tant de marchés, de centres commerciaux, de banlieues, voire d’universités en attestent. Les grandes organisations de la mouvance des Frères musulmans et leurs porte-parole se présentent même en pacificateurs des musulmans et de la société française, et le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) intervient dans des établissements scolaires et des rectorats ! Au lieu d’éloigner des musulmans du fondamentalisme, le terrorisme semble en accroître le cercle.
Dans la France d’il y a vingt ans, quand les armes de guerre avaient déserté les villes, seuls les scénarios d’Al Pacino ou de Coppola présentaient d’impensables scènes de guerre. Aujourd’hui, en pleine région parisienne, un criminel peut égorger un couple de policiers à domicile devant leur enfant, ou un homme d’âge mûr rafaler à la kalachnikov un bus de policiers sur les Champs-Élysées. Et le 17 août, une camionnette écrase des touristes en plein quartier touristique de Barcelone ! Ces images sont tellement inconcevables que le seul moyen de les occulter est de les scénariser, de les minorer, de les relativiser. À les regarder en face, leurs conséquences sont trop engageantes. Alors, le crime est justifié par la pauvreté, l’exploitation, la déficience mentale, la drogue, la domination, etc. Pendant la guerre civile algérienne, Paris était la capitale du « qui tue qui ? » Par haine du régime algérien (quelles qu’en soient les raisons), des « experts » avaient décrété que cette guerre (égorgements, attentats, crimes de masse, etc.) était planifiée par les services secrets algériens et que les terroristes étaient en fait des victimes. Aujourd’hui, les descendants de cette étrange école déplorent la domination qui pèse sur les épaules des exploités de banlieue et les conséquences de notre politique guerrière en Afrique et dans le monde arabe.
Or les faits démentent tout cela. La Suède, qui n’a jamais colonisé et accueille des centaines de milliers de réfugiés, est frappée. La plupart des attentats ont lieu dans des pays musulmans, où le nettoyage ethnique et confessionnel (comme les yazidis) se pratique à grande échelle, sans rapport avec l’impérialisme occidental. Mais rien n’y fait, les vieilles antiennes se renforcent. On fait en France du terrorisme une affaire franco-française quand elle est mondiale. Il en est de même à l’étranger. Le problème est que le terrorisme fonctionne. Il peut même changer le résultat des élections, comme l’a démontré l’attentat de Madrid en 2004, voire celui de Manchester en mai 2017. Cela peut même changer le résultat d’un match de foot comme à Dortmund. Et à force d’attendre, de nouveaux périls s’amoncellent.