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Nous sommes face à un processus de guerre civile

KEPEL (Gilles), « Nous sommes face à un processus de guerre civile », in Le Figaro, 4 novembre 2016.

Article mis en ligne le 11 janvier 2017
dernière modification le 4 mars 2021

par Nghia NGUYEN

Dans La Fracture, Gilles Kepel analyse la vague de terrorisme qui a frappé la France depuis deux ans. Avec le souhait que ses conclusions éclaireront les candidats à la présidence de la République. Directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’Ecole normale supérieure (université Paris Sciences et Lettres) et professeur à Sciences-Po, Gilles Kepel livre dans La Fracture une analyse détaillée des événements des années 2015-2016. «  L’objectif de ces provocations meurtrières, explique-t-il, est de fracturer la société française par une guerre civile larvée dressant, au nom d’une religion dévoyée, un nouveau prolétariat d’enfants d’immigrés contre les classes moyennes.

Pour y parvenir, les djihadistes tentent d’embrigader les musulmans de France, qui leur sont massivement hostiles. Des stratégies de rupture sont mises en œuvre afin de souder cette communauté contre l’ "islamophobie" imputée à la société. Cela nourrit la propagande de politiciens, qui cherchent leur avantage en vue des élections de 2017, tombant dans le piège des terroristes, alors même que la patrie est en danger, tandis que l’Europe se fissure et que le Moyen-Orient explose. » Conçu autour des chroniques radiophoniques qu’il a tenues chaque semaine sur France Culture entre les étés 2015 et 2016, son essai restitue en contexte cette période terrible et plaide pour un engagement lucide de nos concitoyens.

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  • Sommes-nous véritablement face à une fracture du pays ?

Si l’on n’y prend pas garde, la France risque effectivement de se fracturer. Nombre d’acteurs politiques s’y attellent. D’un côté, vous avez des groupes communautaires qui appellent à la mobilisation des musulmans afin de faire prévaloir l’allégeance religieuse transnationale sur l’allégeance à la nation ; et de l’autre, des groupes identitaires qui font prévaloir une vision ethnico-raciale de la nation en considérant que les musulmans ne sont pas véritablement des Français. Le fait que, notamment par le biais de la lutte contre l’islamophobie, des choix confessionnels déterminent aujourd’hui les choix politiques inscrit donc paradoxalement le phénomène au cœur du débat de l’élection présidentielle.

De la tuerie de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, à l’assassinat du père Hamel, le 26 juillet 2016, le terrorisme islamiste a causé la mort de 239 personnes en France. Avec 130 victimes, le Bataclan est le plus grand massacre en France depuis Oradour-sur-Glane. Il faut donc essayer de comprendre comment cela se met en place et pourquoi. Les attentats n’ont pas pour seul objectif de créer la sidération, ils sont là aussi pour susciter des pogroms anti-islamiques en réaction. Nous sommes face à un processus de guerre civile qui n’est évidemment pas souhaité par l’ensemble des musulmans, mais qui est d’autant plus préoccupant que, dans un dessein électoraliste, certains politiciens y collaborent par le biais d’un discours ambivalent : on souligne le danger de l’Islam au plan national, tandis qu’au plan local, on deale la gestion de la paix sociale dans les quartiers difficiles avec les salafistes. En flattant le sentiment xénophobe, on récupère des voix à l’échelle nationale, pendant qu’en favorisant le sentiment communautaire, on fait le plein au niveau local. La perspective du bien commun traditionnellement médiée par les élections où s’affrontaient la droite et la gauche au sein du Parlement est donc brouillée par des enjeux identitaires, nationaux et religieux. La fracture est une réelle menace.

  • Qu’en est-il du vote musulman ?

À la présidentielle de 2012, il était massivement en faveur de François Hollande, mais il a commencé à fondre aux législatives partielles de fin 2012, lorsque les imams ont appelé à sanctionner « les socialistes corrupteurs » qui favorisaient le mariage homosexuel. Le phénomène s’est amplifié aux municipales de 2014 et s’est poursuivi avec le développement de la lutte contre l’islamophobie qui distingue les divers candidats aux élections selon qu’ils seraient islamophobes ou non. Quand le chef du collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) Marwan Muhammad organise un grand meeting à la mosquée de Tremblay, municipalité communiste, pour expliquer que les musulmans devront désormais se déterminer selon des choix éthiques, il suit une stratégie typique des Frères musulmans de construction d’un vote communautaire, qui sera par la suite marchandé dans un cadre électoral. C’est ainsi que Tariq Ramadan a tenté (en vain) d’obtenir la nationalité française, pour capturer un électorat flottant qu’il comptait négocier avec les candidats en lice pour le second tour d’une présidentielle à venir. Cette stratégie pose problème dès lors qu’elle se situe dans le cadre d’une République qui se veut laïque.

  • L’islamophobie est-elle une imposture ?

C’est un concept récent qui repose sur une ambiguïté dans la mesure où il se présente comme le symétrique de l’antisémitisme. Alors que la lutte contre l’antisémitisme criminalise ceux qui s’attaquent aux juifs sans empêcher pour autant la libre critique des textes sacrés, le combat contre l’islamophobie fait de toute réflexion critique sur l’Islam un interdit absolu. L’ambiguïté entretenue par le CCIF et certaines associations antiracistes qui tendent à confondre antisémitisme et islamophobie est donc une imposture. La lutte contre l’islamophobie consiste à faire en sorte que la vision la plus rigoriste de l’Islam ne puisse plus être mise à distance, y compris par les musulmans eux-mêmes, lesquels, le cas échéant, se font traiter d’apostats.

Certains abcès de fixation ont été créés de toutes pièces comme, par exemple, le burkini. Avec cette affaire, l’islamo-gauchisme incarné par le CCIF a fait passer la France du statut de victime du terrorisme avec 239 morts à celui de nation goulag dont le laïcisme serait devenu le stalinisme. Le burkini, qui a occupé tout notre été, a servi à occulter les attentats. En psychanalyse, on appelle cela la forclusion : on fait comme si un événement traumatique n’avait jamais existé. Nombre de jeunes musulmans sont exaspérés de devoir justifier qu’ils ne sont pas des terroristes. Ils ne l’ont jamais été et n’ont nulle envie de l’être. Se réfugier dans la lutte contre l’islamophobie permet donc de retourner l’accusation contre la société, qui vous soupçonne et de vous construire une identité victimaire. Là encore, on observe un phénomène qui contribue à la fracturation de la société, laquelle se traduira de plus en plus fortement dans la logique électorale.

  • Quelles sont les raisons objectives de l’embrasement provoqué par le burkini ?

L’affaire survient sur les plages de la Côte d’Azur quinze jours après que Mohamed Lahouaiej Bouhlel, au nom d’une religion dévoyée, a écrasé à Nice avec un camion 86 personnes, dont 30 musulmans. Les gens sont au bord de la mer. La plage est une sorte de rite néopaïen hédoniste balnéaire, où la société est à nu. Soudain, arrivent au milieu de ces corps largement dénudés faisant société des femmes intégralement vêtues de noir, dont la présence même dit « vous êtes impudiques », et qui est assimilée à la même religion que celle de l’auteur de l’acte terroriste à Nice. D’où le sentiment de crispation. Le tribunal administratif de Nice a donc validé les arrêtés municipaux interdisant le burkini. Ce que le Conseil d’Etat, qui a pris plus de distance, a par la suite cassé. Mais on aurait tort de considérer que les angoisses de la société des baigneurs sur la plage, qui se sentent mis en cause par l’arrivée de la femme voilée, devraient être considérées simplement comme du racisme. Il y a un ensemble de significations beaucoup plus complexes. Dans un tel contexte, cela ne peut être qu’explosif.

  • Lors de leur débat télévisé, comment analysez-vous la gêne des candidats à la primaire de la droite à propos de l’assimilation ?

Longtemps considérée comme allant de soi, particulièrement lorsque l’immigration était européenne, l’assimilation signifie que l’on devient le même : on se fond dans une semblable identité, tandis que l’intégration marque le fait que l’on s’agrège : on est partie prenante d’un ensemble articulé sans être nécessairement tous semblables. L’assimilation a été attaquée d’abord par les mouvements de revendications juives qui ont considéré que le projet même relevait de l’antisémitisme dès lors qu’il aboutissait à annihiler culturellement le judaïsme, tout comme le nazisme l’avait fait disparaître physiquement.

La lutte contre l’assimilation chez une partie de la jeunesse d’origine musulmane s’inscrit donc dans la foulée de ce qui s’est passé au sein du judaïsme dix ans auparavant. Avec pour objectif leur intégration dans la société française par le biais des élections, nombre de jeunes musulmans se sont inscrits sur les listes électorales à partir de 2005. La gauche a cru que le vote musulman était un acquis lors de l’élection de Hollande, or depuis elle l’a perdu. Aucun politicien ne pouvant directement s’en prévaloir, cela explique l’activisme du CCIF et de Tariq Ramadan pour capter ce réservoir électoral potentiel. Parler d’assimilation aujourd’hui signifie s’aliéner une partie de l’électorat, d’où l’extrême prudence des candidats face à cette formule, qu’ils estiment trop clivante…

  • Quelles propositions des candidats de la droite et du centre ont-elles attiré votre attention ?

On a vu comment la trivialisation et l’exacerbation du débat sur des thèmes identitaires ont finalement dévalorisé le politique au sens noble. On avait là un ancien président de la République, deux anciens Premiers ministres, des ministres et un élu contraints de répondre à une rafale de questions en une minute. Mon fils, qui est en quatrième au collège, a cru au début que c’était un jeu télévisé. Je n’ai pu véritablement le démentir. Les politiques ne procédant pas à un réel diagnostic, le débat a fui en avant dans la fragmentation des électorats sans poser les grandes questions qui taraudent et menacent la société française. À commencer par l’éducation : faire en sorte que la jeunesse puisse avoir un emploi. C’est par l’emploi que les individus se réalisent et peuvent contribuer à la nation. À l’époque du marxisme triomphant, le prolétariat se plaignait d’être exploité. Aujourd’hui, le néoprolétariat n’est plus exploité, mais en marge de la société, si bien qu’il se lance dans l’économie informelle, dont le trafic de drogue est l’élément le plus important. L’autre voie est de se rétracter sur des identités néocommunautaires propres à la rupture salafiste, laquelle peut aboutir, en fonction des influences, au passage à l’acte djihadiste.

  • Que pensez-vous de la déradicalisation ?

C’est vouloir traiter les problèmes avec du sparadrap et de l’aspirine. Quand on a eu des pandémies, on a investi dans la recherche. Or, sur le plan universitaire, je constate l’effondrement des études arabes et islamiques. Jamais la situation n’a été aussi catastrophique qu’en cette fin de quinquennat. Les moyens n’étant plus là pour analyser ce qui se passe au cœur même du pays, je crains − et j’en serais désolé − que la campagne présidentielle et les législatives de juin 2017 n’aboutissent qu’à des incantations, des objurgations, et non à une prise en considération sérieuse et profonde des problèmes qui se posent à notre société.

  • Comment appréhendez-vous « l’identité heureuse » développée par Alain Juppé ?

J’en prends acte, tout en observant que l’identité est un terme fixiste alors que, notamment grâce à l’éducation, nous sommes en permanence renouvellement de nous-mêmes. Qu’un horizon en mouvement aboutisse à construire une identité heureuse, très bien, mais il faut d’abord considérer où sont les urgences. L’identité malheureuse, comme dit Finkielkraut, ou heureuse, comme lui répond Juppé, en tant que constat, n’est pas en soi la question centrale. L’urgence est de refonder la dimension dynamique de la nation dans laquelle chacun peut devenir ce à quoi il aspire. C’est cela qui est cassé en France. La société se fige dans des crispations identitaires pour se protéger, car elle est angoissée par son devenir. Le travail - à la fois comme emploi et épanouissement de soi - demeure la question essentielle.

  • Et Allah, dans tout cela ?

Il n’y a jamais eu en France de conversions au djihadisme dans des proportions aussi importantes que depuis la disparition de la figure paternelle, qui transmet et dit la loi. Qu’il ait disparu pour rentrer se remarier au bled, dans le cas des immigrés, ou du fait du vagabondage sexuel des sociétés postmodernes, pour beaucoup des enfants qui se convertissent, le père absent est remplacé par des groupes de pairs qui vont énoncer une loi beaucoup plus contraignante, celle de la charia, plaquée par les salafistes sur l’anomie de la société, dont elle replâtre les failles.

Le débat que j’ai notamment avec Olivier Roy réside dans le fait que pour arriver à identifier ce phénomène, il faut savoir ce qui se passe dans les quartiers populaires − c’est l’objet de mes trente ans d’expérience de terrain −, mais aussi procéder à une analyse psychologique des failles, tout en sachant lire les textes en arabe qui proposent une mobilisation de substitution à celles-ci, un corset communautaire. Olivier Roy explique que ce sont finalement des nihilistes qui n’ont rien à voir avec la religion. Ils seraient en cela comparables aux Brigades rouges. À cette différence près que les Brigades rouges n’avaient pas le même registre. Il n’y avait pas d’allers-retours en Syrie. Il n’y avait pas 239 morts en un an sur des bases confessionnelles exacerbées. Cela demande donc de mêler des savoirs, de connaître le registre culturel de l’Islam contemporain, de la sociologie populaire et de la psychologie. Autant de savoirs qui ont été laissés à l’abandon par les décideurs publics.

  • N’y a-t-il pas là un aveuglement volontaire ?

C’est de la dénégation voulue par les nouvelles autruches de la pensée. L’enjeu véritable pour les universitaires est de traiter de la réalité, et non de l’occulter en s’enlisant dans l’idéologie. Je ne décris pas la réalité telle que je voudrais qu’elle soit. Je ne blâme ni ne loue, je constate.

Propos recueillis par Patrice de Méritens

 


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