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Une campagne où la morale a aboli la politique

L’historien et essayiste analyse le rapport à l’argent et à la morale de la société française. Il déplore l’absence de débat sur l’identité et la nation dans cette campagne électorale et voit dans l’abandon et la dislocation de la langue française l’illustration inquiétante du renoncement de nos élites.

JULLIARD (Jacques), « Une campagne où la morale a aboli la politique », in Le Figaro, 2 avril 2017.

Article mis en ligne le 3 avril 2017
dernière modification le 15 novembre 2020

par Nghia NGUYEN

Argent et Politique

On n’avait jamais autant parlé d’argent que durant cette campagne. Non pas d’argent public, impôts, dette, investissements, hélas ! Dans ce domaine, la discrétion est de rigueur. Comme dans les familles bourgeoises, on ne parle pas d’argent à table. La moindre interrogation sur le financement des multiples cadeaux dont on nous régale vous fait passer pour réactionnaire. Les leçons du passé ne servent à rien et nous sommes ici en pleine régression infantile. À gauche notamment : ce n’est plus le grand soir, c’est le matin des magiciens.

Non : ce qui défraie la chronique depuis deux mois, c’est l’argent privé. L’argent mignon, comme disait joliment ma grand-mère. À commencer, bien entendu, par François Fillon. Avec le nombre de pendentifs dont il était affublé, je me demande comment il a eu l’audace de se présenter à la candidature. Espérait-il un miracle ? Personnellement, je suis resté longtemps indulgent pour l’Ulysse de cette Penelope, sachant trop que les dotations dont bénéficient les députés pour accomplir leur mandat ont été jusqu’à ce jour considérées par nombre d’entre eux comme un légitime complément de salaire. C’est avec les costumes Arnys que j’ai décroché, en raison de la personnalité de leur donateur, puis avec cette société de conseil qui étendait ses bons offices jusqu’à Poutine. Là, ce n’était plus possible ni pensable pour un président de la République potentiel.

Avec l’affaire Fillon, c’est le point de vue moral qui a submergé la campagne, au point d’abolir toute considération politique. La passion démocratique majeure est celle qui combine l’impératif de transparence avec l’exigence d’égalité. C’est une passion furieuse, légitime et même nécessaire dans son principe, mais souvent délétère par ses conséquences. La preuve du caractère moral et même moralisant de cette passion, on peut la voir dans la différence qui s’est installée d’emblée entre le cas Fillon et celui de Marine Le Pen, au départ poursuivis pour le même chef d’accusation : le recours à des emplois fictifs. Mais la différence, en vérité subjective, en réalité énorme, c’est que dans un cas il y a soupçon d’enrichissement personnel, dans l’autre non. Voyez encore avec quelle curiosité maligne et envieuse on s’est jeté sur les déclarations de patrimoine des candidats. À telle enseigne que Jean-Luc Mélenchon, qui dispose à tous les sens du mot d’une honnête aisance, a cru devoir devancer la publication de son patrimoine, de peur que le constat que leur leader ne vit pas dans une misère noire ne provoque chez ses partisans une immense déception. En France, au siècle de la consommation, l’opulence est une infamie, comme disait Saint-Just. En a-t-il toujours été ainsi ?

Certes, l’honnêteté scrupuleuse d’un Charles de Gaulle payant de ses propres deniers le goûter qu’il avait offert à ses petits-enfants à l’Élysée ou d’un Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, affranchissant avec son propre carnet de timbres sa correspondance privée depuis son bureau de la rue des Italiens continue de hanter les esprits. Ces catholiques avaient des vertus chrétiennes et des convictions civiques. Mais aussi longtemps que l’Ancien Régime, qui a continué de régner sur les mentalités pendant une grande partie du XIXe siècle, a fait des hommes de pouvoir des êtres différents, ne relevant pas des mêmes critères que le reste de l’humanité, l’honnêteté n’a pas été une exigence fondamentale en politique. Mazarin, qui fut un grand serviteur de la France sous Louis XIV, a accumulé une immense fortune. « Il faut maintenant faire une immense fortune », murmurait de même Talleyrand dans son carrosse, juste après avoir été nommé ministre de Louis XVIII. Qui pourtant nierait que Talleyrand, « le vice appuyé sur le bras du crime », disait Chateaubriand en le voyant faire son entrée au bras de Fouché, a rendu d’immenses services à la France, notamment lors du congrès de Vienne de 1815 ?

Plus près de nous, on dit que sous la IVe République, Edgar Faure, après quelques années passées au pouvoir, a un jour réuni ses intimes pour fêter son premier milliard… Vraie ou fausse, l’anecdote a beaucoup circulé, sans nuire alors à la carrière de ce brillant esprit, ni même à sa réputation. Je me demande même si dans le cas de François Fillon, au grief d’indélicatesse ne s’ajoute pas dans l’esprit du public le reproche d’être un gagne-petit de la resquille. Quand un jury privé estima à 40 millions (quarante millions !) l’honneur de Bernard Tapie, à payer aux frais du contribuable, il ne se trouva, en dehors de François Bayrou, pas grand monde pour protester : c’était trop gros !

Que l’on m’entende bien. Je ne suis pas en train de plaider pour l’indulgence ou je ne sais quelle tolérance à l’égard de la corruption. Je pense au contraire qu’argent et politique ne sauraient faire bon ménage. Qu’un Bill Clinton, un Tony Blair, un Gerhard Schröder, un Nicolas Sarkozy monnaient la réputation que leur a conférée le suffrage universel sous la forme de conférences grassement payées ou d’emplois scandaleusement rémunérateurs dans des sociétés privées relève du trafic d’influence et de la prostitution de la démocratie. C’est ce que la théologie catholique appelle la « simonie », c’est-à-dire la vente de valeurs et d’objets spirituels pour de l’argent. Il serait aussi urgent d’interdire ces abus que de réformer le statut des assistants parlementaires.

Désormais, la démocratie exige que les hommes habiles se recrutent exclusivement dans le contingent des hommes honnêtes. Cela limite quelque peu le choix, mais dans des proportions raisonnables. Que les critères moraux se surajoutent aux critères politiques dans le choix des gouvernants est une bonne chose, mais il ne faudrait pas que les premiers se substituent purement et simplement aux seconds, sous peine d’instituer la dictature de l’ordre moral. Telle est aujourd’hui la tentation populiste. L’expérience montre que la moralité n’y gagne rien, mais que les libertés publiques y perdent beaucoup.

Fidélité et politique

Il n’est pas vrai que l’identité nationale soit un faux problème. Dès lors que la France - et l’Europe - sont devenues des terres d’immigration pour l’Afrique et le Proche-Orient, dans des proportions jamais atteintes dans le passé, la question se pose inévitablement. Ne laissons pas au Front national le monopole des évidences ! Il faut toujours revenir à Renan. « Une nation est une âme, un principe spirituel » dont les fondements sont de deux sortes : dans le passé et dans le présent. L’un est une histoire commune, l’autre le « désir de vivre ensemble » (c’est déjà la formule de Renan). L’un est un héritage, l’autre une volonté.

Les adversaires de l’identité récusent contre tout bon sens le premier de ces fondements, craignant que les nouveaux arrivants ne soient exclus et restent à jamais en dehors de la communauté nationale ; mais l’aboutissement de ce « présentisme » est une absurdité. D’abord, parce que, comme disait le philosophe américain Santayana, celui qui ignore son passé est condamné à le revivre. Ensuite, parce que l’histoire est une dimension essentielle de notre être collectif comme de notre être individuel. « De tous les besoins de l’âme, il n’y en a pas de plus vital que le passé », écrit Simone Weil. Et d’ajouter, dans L’Enracinement : « Les Français n’avaient pas autre chose que la France à quoi être fidèles, et quand ils l’abandonnèrent pour un moment, en juin 1940, on vit combien peut être hideux et pitoyable le spectacle d’un peuple qui n’est lié à rien par aucune fidélité. »

Mais admettons pour un instant le point de vue des anti-identitaires. À leurs yeux, une « volonté commune », le désir de faire de « grandes choses ensemble » suffisent à faire vivre le lien national. Soit. Encore faudrait-il que cette volonté existât. Ce n’est plus le cas. J’ai beau scruter les programmes des candidats, je n’y vois rien de tel. Seul François Fillon faisait de la reconstruction de la puissance française un objectif commun. Mais il est devenu inaudible. En dépit d’appels incantatoires au peuple, je ne vois dans les discours et dans les programmes des candidats qu’une exaltation de l’individualisme et de son complément, le communautarisme. Comment faire, je vous le demande, de l’expansion indéfinie de l’individu, au détriment du collectif, la base d’un projet commun ? C’est une contradiction interne. Fonder le « vivre ensemble » sur ce qui nous distingue plutôt que sur ce qui nous unit, c’est là pure folie. La démocratie est née de la revendication individualiste, c’est de son exacerbation qu’elle mourra. Voilà pourquoi l’Europe va si mal, et pourquoi la France ne va guère mieux.

Langue et politique

Justement. La langue est la forme universelle de la fidélité : fidélité à une histoire, à un projet et, pour finir, fidélité à soi-même. Les technocrates du monde moderne s’attachent à la réduire exclusivement à un moyen de « communication », comme ils disent. C’est-à-dire à la transmission d’un message à l’état brut, ce qui implique une équivalence totale, a minima, entre les langues. Ils sont à l’œuvre, ces tristes positivistes, dans l’information, la propagande politique, la publicité commerciale, la pédagogie. Ils rêvent d’une langue unique, universelle, réduisant à l’identique toute forme de pensée et d’expression.

Hier le volapük ou l’espéranto, aujourd’hui l’anglais d’aéroport. Pis encore, l’anglais des instances européennes, qui n’auront pas la dignité ou le réalisme de renoncer à faire de l’anglais la langue commune, au moment où le Royaume-Uni nous tourne le dos. Ils ont réussi à opérer sur eux-mêmes ce qu’ils avaient entrepris de faire de toutes les nations de l’Union : des clones du modèle anglo-saxon. Tous les « européens » convaincus, dont je suis, devraient prendre acte qu’il y a, dans la grande bourrasque antieuropéenne qui balaie aujourd’hui l’Europe, la réaction de dignité de peuples qui savent qu’en tâchant de les faire changer de langue, c’est à leur âme même que l’on s’attaque. Une refondation de l’Europe passe d’abord par la réhabilitation des langues de Molière, de Goethe, de Dante, de Cervantès et de quelques autres… Une langue, et la littérature qui va avec, n’est pas qu’un moyen de communication, c’est un instrument de résistance à l’oppression ; à toutes les formes d’oppression du monde moderne.

Mais qui au cours de cette campagne s’en préoccupe ? Pas l’Académie française, dont c’est pourtant la mission depuis Richelieu, et, à la vérité, la seule raison d’être. Or les « assassins de l’École », comme dit Carole Barjon, qui sont avant tout les assassins de notre langue et de notre littérature, sont à l’œuvre depuis des décennies au cœur même de l’École. Pas une de leurs misérables « réformes » qui ne soit traduite, dans la pratique, par un recul de ce double pilier. La gauche et la droite sont également coupables. J’ai parlé plus haut du risque de désagrégation du lien social. Or l’École est le seul instrument qui soit à la disposition de l’État pour raffermir ce lien. On ne fera pas des Français solidaires sans l’apprentissage de la langue française. Un travail de reconquête s’impose. En matière de langue, la pratique de la grammaire de la phrase et l’apprentissage de l’orthographe doivent être également réhabilités pour stimuler la capacité d’analyse des enfants et leur agilité intellectuelle. De tels objectifs passent par des exercices répétés, la mémorisation et l’acquisition d’automatismes. En matière de littérature, la référence permanente aux œuvres du passé et du présent doit être privilégiée, comme instrument d’excellence dans l’art de penser, d’écrire et de parler. Quand donc comprendra-t-on que le fameux « vivre ensemble » passe d’abord par le « penser ensemble » ? Qui aura le courage dans cette lamentable campagne de le dire bien haut et d’en tirer les conséquences ? Ce n’est pas l’enfant qu’il faut mettre au cœur de l’École, c’est la langue française !

Jacques Julliard


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